OUTRE MONDE

MONSTRE SAUVAGE
Au TEDX d’Annecy en 2019, Laetitia Rebord, en situation de handicap moteur et en grande dépendance physique raconte sa vie de célibataire sans aucune sexualité jusqu’à l’âge de 35 ans. Jusqu’à sa rencontre en milieu professionnel d’un homme qui lui fait découvrir l’épanouissement sexuel.
Après une visite médicale, lors de laquelle le docteur l’assène de questions dont une « Célibataire, je suppose ? », elle analyse avec humour et sincérité l’impossibilité de son corps à la sexualité, non pas dans les faits, mais comme imposée par les codes de la sexualité validiste. Un deuil qu’elle a incorporé comme étant une vérité absolue, et qui explique son étonnement à l’âge de 35 ans : elle peut prendre du plaisir.
Le corps est au coeur des représentations de la sexualité, et l’hypersexualisation vient contraindre les relations sexuelles à une recherche de perfection, comme étant l’alpha et l’omega d’une sexualité optimale et épanouissante. Pire encore, la performance est une donnée glissée dans les images pornographiques, mais aussi les images des fictions télévisuelles et cinématographiques. L’enjeu a même pris ancrage au sein du très lucratif développement personnel.
Le fossé anthropologique est d’autant plus grand, quand son handicap et sa sexualité entrent dans le débat. Il s’explique par le regard porté sur le corps handicapé, empli de « douleurs », de « blessures », de « maladie ». Soit autant de mots d’un champ lexical contraire à une sexualité, forte, vigoureuse et compétitive. L’enquête de la Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme (CNCDH), dans son analyse datant de 2022 concernant les stéréotypes liés au handicap en France, révèle que 64% des français estiment que le handicap est un obstacle à une vie épanouie. Les hommes sont plus sceptiques à la possibilité de mener une vie heureuse quand les femmes y consentent guère plus.
Laetitia Rebord raconte ses déceptions amoureuses avant sa grande révélation, et aussi comment elle a crée un « sur handicap » avec l’absence de sexualité, alors que son compagnon lui révèlera l’atout de cette situation. Un atout car sortant de l’ordinaire, il n’est pas la sexualité classique, et montre les fondations d’une complicité fine et précieuse pour un acte de plaisir. Elle décrit la communication non verbale et les ressentis du corps qui annulent justement les stéréotypes à l’égard du handicap : « Je suis née, je respire, j’ai des relations sexuelles et j’existe », insiste t-elle.
Le corps, même s’il n’est pas parfait, doit mimer un fantasme, un produit de l’esprit en quelque sorte, et de ce point de vue, le handicap est soumis à deux idées reçues.
Le corps handicapé peut être une sorte de monstruosité qui attire la curiosité du valide autant qu’il la craint. Le corps éclopé est une résurgence archaïque de la figure du sauvage, qu’il faut apprivoiser et ramener à un semblant de normalité. La sexualité de l’handicapé aurait ainsi un dérangeant mélange de monstruosité sauvage. Et si l’on ajoute le handicap mental dans la ronde, autant souligner une préconception tenace : l’handicapé n’est rien de moins qu’une bête et la sexualité ne saurait être un moment de plaisir, mais bel et bien une révélation - à taire - de sa bestialité.
Victor Hugo a dessiné ce personnage avec les conséquences que nous connaissons tous dans Notre-Dame de Paris en 1831: « La grimace était son visage. Ou plutôt toute sa personne était une grimace. Quand cette espèce de cyclope parut sur le seuil de la chapelle, immobile, trapu, et presque aussi large que haut (...) la populace le reconnut sur-le-champ et s’écria d’une voix : « C’est Quasimodo, le sonneur de cloches ! C’est Quasimodo, le bossu de Notre-Dame ! Quasimodo le borgne ! Quasimodo le bancal ! » Quasimodo amoureux, Quasimodo ridicule. Voici un non humain, isolé, pour qui la séduction est impossible.
Il est aussi ce sauvage qu’il faut le mieux possible ramener vers les « normaux », sous couvert d’une demande implicite de la commune existence des valides de le domestiquer, autant qu’il faille tenter aussi de s’adapter à lui. Bien sûr, il s’agit ici de vaincre une peur ancestrale de l’étrange comme il y eut des femmes à barbe et toutes sortes de « créatures », comme celles sorties du film de Ted Browning Freaks en 1932.
Et en matière de sexualité, l’étrange est circonscrit à la normativité, des corps et des rapports. L’handicapé, à qui il manque, qui a, en plus, un quelque chose de monstrueux, est cet humain hybride qui colore l’art médiéval occidental avec la figuration du sauvage. La pilosité surabondante est un trait caractéristique. Mais, il peut aussi avoir une partie du corps faisant référence à celle d’un animal de sorte que la frontière entre l’homme et l’animal ne soit pas si évidente que cela.
Misérable, résultat d’un rejet, la sexualité avec handicap renvoie à une peur atavique. Le monstre sauvage est le fruit de la viabilité intrinsèque au concept de sexualité, celle qui renvoie à la reproduction. On ne saurait laisser se reproduire le monstre sauvage. Avec la notion de plaisir, c’est le caractère normatif qui enferme. Les codes de la séduction n’admettent pas que le monstre sauvage puisse donner du plaisir et sa bestialité ne doit pas moralement lui en donner. C’est finalement une recherche d’anéantissement de ce qui est étranger, comme si l’handicapé n’était pas une forme et un esprit humains.